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27 juin 2002 Impression | PDF | Envoi | Forum D'origine militaire, le réseau Arpanet, créé en 1969 dans le cadre de l'Advanced research projects agency (ARPA), est présenté comme l'ancêtre de l'internet. Néanmoins, c'est la "république des informaticiens" [1], qui a apposé son sceau sur les premiers développements de l'internet. A partir des années 1980, les informaticiens ont d'abord été rejoints par les hackers puis par les membres des premières "communautés virtuelles". Par-delà leur différence, tous ces pionniers de l'internet ont en commun un forte culture du partage et une faible propension à se soumettre à toute forme de hiérarchie, surtout lorsqu'elle émane de l'extérieur. Si l'on ajoute à cette première observation la prise en compte du caractère mondial et décentralisé de l'internet, l'hétérogénéité actuelle de ses utilisateurs, ou encore la volatilité de ses contenus, il est dès lors aisé de comprendre pourquoi la "mise en droit" [2] de ce dispositif de communication se heurte à de sérieuses difficultés. Suite à l'augmentation rapide du nombre de machines connectées concomitante des premiers balbutiements du commerce électronique, la nécessité d'une réglementation de l'internet est pourtant devenue de plus en plus patente. Officiellement lancé le 31 mai 2001, le Forum des droits sur l'internet (FDI) a précisément pour ambition de "favoriser l'adaptation de l'ensemble du droit et des pratiques au contexte nouveau de la société de l'information" en essayant d'"associer l'ensemble des acteurs à la construction de la civilité de l'internet" [3]. L'une des principales originalités du FDI est son statut puisqu'il s'agit non pas d'une autorité administrative indépendante mais d'une association sans but lucratif de type loi 1901. Ce choix ne relève pas du hasard mais de la volonté clairement affichée d'inscrire cet organisme dans la continuité de l'histoire de l'internet. Officiellement présenté par sa présidente, Isabelle Falque-Pierrotin, comme une instance de gouvernance, le FDI n'échappe pas à certains écueils propres à ce nouveau type d'organisme même s'il a su en éviter d'autres. I/ Les limites de l'autorégulation à l'origine du FDI
Si l'internet pose de multiples défis à la loi et aux juges, il n'en constitue pas pour autant une zone de non-droit. Il est également soumis depuis ses origines à différentes formes d'autorégulation. Définie par Isabelle Falque-Pierrotin comme la "manifestation de la volonté générale", l'autorégulation est fondée sur le principe de la responsabilisation des internautes. Elle est une forme d'autodiscipline à travers l'adoption de règles plus ou moins contraignantes définies par les acteurs eux-mêmes. L'exemple le plus connu d'autorégulation sur l'internet est probablement celui de la netiquette, sorte de code de conduite de moins en moins respecté par les internautes. Le mode d'élaboration des standards techniques de l'internet constitue un autre exemple d'autorégulation dans la mesure ou les organismes internationaux qui s'en occupent sont des entités ouvertes sans procédure formelle d'adhésion, dont le mode de décision est fondé sur la recherche du "consensus approché" (rough consensus). Néanmoins l'exemple de l'ICANN montre que plus on s'éloigne de la sphère technique pour aborder des domaines où les enjeux de pouvoir sont importants, moins l'autorégulation fonctionne [4]. Plus récemment, en réaction aux premières tentatives de réglementation de l'internet liées à l'augmentation du nombre d'internautes et au développement du commerce électronique, de nouveaux modes d'autorégulation ont été adoptés en rapport avec des préoccupations très variées comprenant notamment le respect de la vie privée, les règles de transaction commerciale, ou encore la limitation de l'accès à des "contenus préjudiciables". Adoptés par les acteurs du marché, les associations ainsi que les utilisateurs eux-mêmes, ils ont pris des formes très diversifiées : contrats, codes de bonne conduite, chartes éthiques, labels commerciaux, dispositifs de filtrage, etc.. Présentées par leurs promoteurs comme un substitut avantageux à la réglementation traditionnelle, jugée "obsolète à l'ère des réseaux", ces nouvelles formes d'autorégulation soulèvent néanmoins de nombreuses difficultés et ne peuvent en aucun cas se substituer à la loi ou au juge. Elles présentent en effet, selon les propres termes d'Isabelle Falque-Pierrotin, le double risque de voir les acteurs dominants du marché mettre en place des normes et pratiques de l'internet répondant à leurs intérêts d'une part, et de conduire à des formes de censure privée gravement préjudiciables aux libertés individuelles et publiques d'autre part [5]. C'est pourquoi Isabelle Falque-Pierrotin a imaginé la mise en place d'une nouvelle forme de régulation combinant autorégulation et réglementation : la "corégulation".
En France, la réflexion politique sur la régulation de l'internet a véritablement été lancée en 1996 avec la formation d'un groupe de travail interministériel dont Isabelle Falque-Pierrotin était présidente. Mais il faut attendre la publication du rapport du Conseil d'Etat intitulé Internet et les réseaux numériques, le 8 septembre 1998, pour voir apparaître pour la première fois l'idée de la création d'un "organisme de corégulation" de droit privé [6] . Compétent pour tout ce qui est relatif à la "déontologie des contenus", la mission de ce nouvel organisme devait principalement consister à élaborer des recommandations d'ordre général dans ce domaine, mais aussi "des avis spécifiques d'ordre déontologique sur le contenu de sites ou de services". Il était également recommandé de le doter des attributions suivantes : gestion d'une ligne d'urgence sur les contenus illicites ; exercice d'une mission de veille sur les technologies et usages de l'internet ; conseil auprès du gouvernement sur ces questions ; développement de la coopération internationale ; élaboration d'actions de communication et d'information auprès des acteurs concernés ; et enfin mise en place de fonctions de médiation et d'arbitrage en cas de litige entre les acteurs de l'internet. Dans une lettre datée du 15 novembre 1999, Christian Paul se voit confier par le Premier ministre de l'époque, Lionel Jospin, la mission de réfléchir à la préfiguration de cet organisme de corégulation imaginé par Isabelle Falque-Pierrotin. Rendu public en juillet 2000, son rapport intitulé Du droit et des libertés sur l'internet confirme l'intérêt de la création d'un tel organisme, tout en y apportant des modifications substantielles par rapport à la proposition initiale d'Isabelle Falque-Pierrotin [7]. Simple structure chargée d'organiser le débat, il ne dispose plus d'aucune prérogative policière ni judiciaire. Il n'est plus habilité à statuer sur des cas individuels ni même à "labeliser" des codes. De même, si le principe de la mise en place d'une ligne d'urgence est maintenu, celle-ci ne serait plus gérée par cet organisme, mais directement par la police judiciaire. Enfin, la dénomination d'organisme de corégulation est délaissée au profit de celle de Forum des droits sur l'internet. En décembre 2000, Jospin donne finalement son accord pour la création d'un tel organisme et en confie la responsabilité à Isabelle Falque-Pierrotin. Le lancement officiel du FDI est annoncé dès le 31 mai suivant lors d'une conférence de presse organisée par cette dernière. Afin de bien comprendre le sens de cette notion de corégulation, il paraît judicieux de rappeler dans un premier temps la différence entre celles de régulation et de réglementation. En France, le terme de régulation est en effet souvent utilisé comme synonyme de celui de réglementation. Pourtant, l'usage qui semble de plus en plus s'imposer renvoie plutôt à une définition plus large de ce terme d'origine anglo-saxonne. Dans le rapport de Christian Paul, la régulation est ainsi définie comme "l'ensemble des règles s'appliquant aux contenus et aux pratiques, qu'elles résultent de l'intervention d'un régulateur public ou d'autres mécanismes" [8]. Dans cette acception, la régulation ne se limite donc pas à la définition française de réglementation, mais renvoie plutôt à toute forme d'intervention normative publique ou privée, dont les moins contraignantes. La réflexion sur l'internet a souvent opposé la réglementation à la régulation par le marché. Partant du postulat que les Etats et les institutions démocratiques ne sont pas les mieux à même de réguler les activités de l'internet, les promoteurs de la régulation par le marché en déduisent qu'il revient aux acteurs économiques de proposer, voire d'imposer, des codes éthiques et des pratiques de régulation de l'internet. Les partisans de la réglementation pensent au contraire que les institutions existantes et les processus démocratiques non seulement suffisent mais sont aussi les seuls légitimes à traiter les questions juridiques posées par les usages de l'internet. Afin de dépasser cet antagonisme, les promoteurs de la corégulation considèrent qu'il revient aux institutions démocratiques de traiter les questions posées avec la rapidité et la pertinence nécessaires en collaborant plus étroitement avec l'ensemble des acteurs de l'internet et en encourageant le développement d'une autorégulation pas uniquement marchande, mais multiforme. Telle est l'ambition de la corégulation [9]. II/ le FDI comme instance de gouvernance
"Lieu permanent de dialogue et de réflexion visant au développement harmonieux des règles et usages de ce nouvel espace", le FDI entend participer à la corégulation de l'internet en se fixant pour ambition "d'associer l'ensemble des acteurs à la construction de la civilité de l'internet". Seules les personnes morales, publiques ou privées, sont habilitées à devenir membres de cette association de type loi 1901 dont Isabelle Falque-Pierrotin est la présidente et déléguée générale. Leur adhésion est conditionnée par l'engagement solennel de respecter un certain nombre de principes, parmi lesquels figure en bonne place celui de "participer activement aux travaux du forum dans un esprit de recherche de consensus" [10]. Les membres du FDI se répartissent entre deux collèges : celui des "acteurs économiques" et celui des "utilisateurs". L'objectif explicitement affiché par cet organisme est d'aboutir à "une participation représentative des divers acteurs publics et privés de l'internet dans le respect des objectifs du forum". Organe principal du FDI, le Conseil d'orientation tripartite est composé de quinze membres, dont un tiers de "personnalités qualifiées", un tiers de membres issus du collège des "acteurs économique" et un dernier tiers issus de celui des "utilisateurs". Le Conseil d'orientation est épaulé par des groupes de travail informels composés par les membres intéressés du FDI ainsi que par des experts invités qui ont pour mission de réfléchir sur les thème fixés par celui-ci. Affichant son indépendance par rapport à l'Etat et l'administration, le FDI entend "conjuguer autonomie et proximité" à leur égard "afin de garantir l'impartialité de ses décisions ou recommandations mais aussi de faire en sorte que ses propositions soient prises en compte par la sphère publique". Financée pour l'essentiel par une subvention annuelle de l'Etat de 1,12 millions d'euros pendant trois ans, l'association reçoit par ailleurs des cotisations de ses membres qui varient selon leur budget et statut respectifs [11] . Investi d'une triple mission, le FDI a d'abord pour ambition de favoriser la concertation entre les différents acteurs de l'internet en vue de formuler des recommandations qui s'adressent aussi bien aux acteurs privés, en les appelant à une action d'autorégulation, qu'aux acteurs publics, dans le cadre d'un aménagement du droit existant. L'information et la sensibilisation du public constitue sa deuxième mission. Enfin, le FDI s'engage à favoriser la coopération internationale en essayant de rapprocher les positions des différents partenaires. Finalement, parmi ses principes de fonctionnement, le FDI souhaite respecter les modalités de la "démocratie élaborative" en facilitant le dialogue et l'échange entre tous les acteurs de l'internet. A cette fin, il promet de privilégier une démarche pragmatique destinée à fournir des réponses souples et évolutives ainsi qu'une approche transversale destinée à "briser les cercles" en dépassant les obstacles sectorielles dans le but de dégager des "principes communs".
Le titre d'une intervention d'Isabelle Falque-Pierrotin, "Le forum des droits sur l'internet : un instrument de gouvernance", présentée lors d'un récent colloque organisé par l'université Paris I et le ministère de la Justice, illustre parfaitement l'homologie entre les notions de gouvernance et de corégulation, cette dernière pouvant être définie comme une transposition dans le domaine du droit de la première. L'extrait qui suit au sujet du FDI nous éclaire sur le choix de cet intitulé : "En réalité, c'est une aide à la gouvernance, au sens où l'on entend la "gouvernance" comme la prise de décision dans un système complexe : dans de tels systèmes, la décision ne peut plus être imposée par un nombre limité d'acteurs, publics ou non ; elle se bâtit pas à pas, au terme d'interactions successives entre acteurs publics, entreprises, représentants de la société civile ; elle résulte de l'équilibre instable qui s'établit entre eux. Le rôle du Forum est d'offrir un lieu permanent de gestion de ces interactions, favorisant l'émission de cette position d'équilibre" [12]. Un bref rappel des principales caractéristiques du FDI suffit à montrer que cet organisme est bien une variante des nombreuses formes possibles de gouvernance. Ce constat se vérifie en premier lieu au niveau des discours de légitimation du FDI qui reposent principalement sur quelques schèmes classiques de la rhétorique de la gouvernance : le postulat de la complexité et de l'ingouvernabilité comme fondement de la mise en place de nouvelles formes d'action publique ; l'accent mis sur une logique d'efficacité ; la valorisation d'une conception de la délibération collective fondée sur le consensus ; la volonté affichée de représentativité ; l'invocation récurrente des principes de transparence et d'ouverture ; l'adoption d'une stratégie de responsabilisation accrue de tous les acteurs concernés par une implication plus forte dans le processus de prise de décision. Le lien entre corégulation et gouvernance se vérifie également au niveau du FDI lui-même puisqu'il s'agit d'un organisme tripartite de droit privé associant étroitement acteurs publics, entreprises privés et membres de la "société civile" dans la prise de décision. Il n'est donc pas surprenant d'observer que le FDI se heurte aux mêmes écueils que les autres organismes de gouvernance même s'il a su en contourner certains. III/ Critique du FDI au prisme de la gouvernance
Le rappel des origines de la création du FDI a permis de montrer que celle-ci découle du constat formulé par Isabelle Falque-Pierrotin des insuffisances des démarches d'autorégulation. Néanmoins, reconnaît-elle, certains "restent" favorables à la mise en place d'une structure publique pour réguler les contenus illégaux sur l'internet. Dans la mesure où il n'y a pas de droit de l'internet mais des contenus soumis à des régulations sectorielles spécifiques, l'option de la mise en place d'une autorité administrative indépendante lui paraît à juste titre inopportune. En revanche, les raisons qu'elle mentionne pour écarter l'hypothèse d'une commission administrative [13] sont beaucoup moins convaincantes : "Elle risque d'apparaître au plan international comme l'illustration classique du centralisme administratif français ; elle serait la plus éloignée de l'auto-régulation, voie qui semble s'imposer sur les réseaux ; en outre une proposition qui prévoyait un rattachement d'un comité de la télématique au CSA a été annulée par le Conseil constitutionnel par la décision du 23 juillet 1996 ; les professionnels sont enfin réticent à son égard" [14]. Dans la mesure où le lien de cause à effet entre le rattachement du Conseil supérieur de la télématique au CSA et le rejet de la mise en place d'une commission administrative reste à démontrer, le principal motif invoqué par Isabelle Falque-Pierrotin tient finalement ni à une quelconque illégitimité d'un tel organisme, ni même à son éventuelle inefficacité, mais au fait qu'une telle proposition n'est pas, selon, ses propres termes, "en accord avec la philosophie générale de l'internet et les attentes des acteurs" [15]. Afin d'écarter par avance tout reproche de "centralisme administratif français", elle en déduit que "la solution la plus appropriée semble donc celle d'une structure privée à condition qu'elle puisse se "teinter" d'un caractère public lui permettant d'asseoir sa légitimité et de faciliter sa constitution" [16]. De fait, le FDI correspond parfaitement aux nouvelles conceptions de l'action publique dans la mesure où l'Etat est, du moins en apparence, très en retrait au sein de cet organisme. Certes, le FDI a été créé à l'initiative de l'Etat. Il est en outre largement financé par ce dernier et Isabelle Falque-Pierrotin, actuelle présidente et déléguée générale de l'association, est maître des requêtes au Conseil d'Etat. Néanmoins, le choix d'une structure de droit privé pour aborder des enjeux d'intérêt public, la composition tripartite de son conseil d'orientation, ou encore la répartition de ses membres au sein de deux collèges, celui des "utilisateur"s et des "acteurs économiques", témoignent d'une volonté manifeste de discrétion des pouvoirs publics. Bien que "teinté" d'un caractère public, le choix d'une structure privée s'inscrit ainsi très clairement dans une vision libérale de la société. A cet égard, observe l'association IRIS, "la corégulation serait encore plus dangereuse que l'autorégulation car elle serait légitimée par les pouvoirs publics. Elle constituerait en quelque sorte la Sainte-Alliance de l'administration et des lobbies économiques" [17]. Ce choix n'est finalement pas étranger à la recommandation de Christian Paul, retenue dans les statuts actuels du FDI, de ne pas lui attribuer de missions régaliennes.
Naturellement, la justification de la création du FDI ne se résume pas à son adéquation à "l'air du temps", fût-il celui de l'internet. L'argumentation adoptée par Christian Paul sur les mérites comparés de la corégulation comparativement à la réglementation est de ce point de vue très intéressante : "La troisième attitude [N.D.A. : celle des partisans de la réglementation] considère que les institutions existantes et les processus démocratiques suffisent et sont seuls légitimes à traiter des questions juridiques posées par les usages de l'internet. C'est à la justice de trancher les cas individuels et de construire peu à peu une jurisprudence et au législateur de faire évoluer ou clarifier les règles là où c'est nécessaire. La lenteur, l'imperfection, la confidentialité du processus sont la marque normale du fonctionnement démocratique et ne doivent pas être craints. Toute autre méthode poserait des problèmes insolubles de représentativité, de compétence, de légitimité, et risquerait de donner aux intérêts économiques les mieux organisés une influence disproportionnée sur la définition des règles et des pratiques de référence. Si cette analyse est incontestable sur le fond, elle connaît des limites d'un point de vue pratique. L'expérience des derniers mois montre que les contraintes - temps, charge de travail, moyens - du législateur et du juge ne permettent pas aujourd'hui à ces deux piliers de la vie démocratique de traiter la totalité et la complexité des questions inédites posées par l'internet" [18] . La première question qui vient à l'esprit à la lecture de cet extrait est celle de l'inéluctabilité des "limites pratiques" qui entravent l'action de ces deux "piliers de la démocratie" que sont le législateur et le juge. Si l'internet pose effectivement des problèmes inédits, n'est-il pas envisageable de réformer les "institutions et processus démocratiques", "seuls légitimes à traiter les questions juridiques posées", afin de leur donner les moyens de répondre dans les meilleures conditions à la nouvelle situation plutôt que de sacrifier des pans de la démocratie ? [19] En fait, l'homologie entre la justification de la corégulation par opposition à la réglementation et celle qui consiste à justifier les nouvelles formes de gouvernance par opposition au mode hiérarchique de gouvernement, apparaît dans cet extrait de manière particulièrement éloquente. Le raisonnement de Christian Paul s'articule en deux points. Dans un premier temps, il approuve l'argument des défenseurs de la réglementation en reconnaissant la justesse de l'analyse selon laquelle "toute autre méthode poserait des problèmes insolubles de représentativité, de compétence, de légitimité, et risquerait de donner aux intérêts économiques les mieux organisés une influence disproportionnée sur la définition des règles et des pratiques de référence". Dans un second temps, il n'en écarte pas moins cette solution au motif qu'"elle connaît des limites d'un point de vue pratique". Comme dans les nouvelles formes de gouvernance qui tendent à privilégier la légitimité de l'action publique par l'efficacité (output legitimacy) au détriment de la légitimité démocratique (input legitimacy), le rejet de la réglementation est ici motivé par le choix d'une logique d'efficacité. Pourtant, dans un article intitulé "Etat de Droit et gouvernance : le rôle du droit et des droits", François Crépeau met précisément en garde sur le danger d'une substitution de la logique managériale au principe d'égalité du droit [20]. Le principe d'égalité au fondement de la logique démocratique est, affirme-t-il, conceptuellement opposé à la finalité d'efficacité du discours économiste dominant. C'est pourquoi, conclut-il, la valeur d'égalité doit transcender les problèmes d'efficacité liés à ce que certains appellent les "exigences démocratiques excessives". Finalement, l'option de la corégulation retenue par Christian Paul [21] paraît d'autant plus discutable que l'efficacité des mécanismes de gouvernance reste encore largement à démontrer.
Afin de pallier la faible légitimité démocratique du FDI, ses promoteurs affichent l'ambition de devenir à terme le lieu d'une "participation représentative des divers acteurs publics et privés de l'internet". Le caractère illusoire d'un telle ambition affichée par Isabelle Falque-Pierrotin dès 1998 avait pourtant été reconnu par Christian Paul lui-même dans son rapport de préfiguration du FDI : "Il n'est pas possible de formuler des règles de "représentativité" de l'ensemble des acteurs de l'internet et de la société de l'information d'une part parce qu'il s'agit de tout le monde, d'autre part parce que certains secteurs (les professionnels, les entreprises) sont mieux organisés que d'autres (les utilisateurs, les consommateurs...)" [22]. Toujours dans cet objectif de mieux asseoir la légitimité démocratique du FDI, ses adhérents sont officiellement incités à travailler dans "un esprit de recherche de consensus". Néanmoins, le mode d'adoption des recommandations témoigne de la volonté d'éviter la paralysie qui découlerait de l'obligation d'unanimité entre les membres du conseil d'orientation. Dans l'Etat actuel des statuts du FDI, le conseil d'orientation est en effet en mesure de prendre des décisions à la majorité simple et doit mentionner les expressions de positions minoritaires. Finalement, au regard des missions assignées au FDI, le grand mérite de celui-ci est paradoxalement de ne disposer d'aucune prérogative policière ni judiciaire. Simple lieu privé d'organisation du débat public, de consultation et de sensibilisation, il ne dispose ainsi d'aucun pouvoir contraignant. A cet égard, les recommandations formulées par Christian Paul dans son rapport de préfiguration du FDI ont été largement suivies. Comme le souhaitait ce dernier, "Le Forum des droits sur l'internet n'est pas un démembrement de l'Etat. Il n'exerce pas de mission régalienne". A titre d'exemples, le FDI n'est pas une instance administrative de contrôle sur le modèle du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (CSA) ou de l'Autorité de Régulation des Télécommunications (ART). Il ne produit pas de droit. Il ne se prononce pas non plus sur les cas individuels, notamment en cas de litige sur la licéité d'un site donné. L'idée d'une ligne d'appel d'urgence sur les contenus illicites ainsi que le principe de la "labelisation" des sites gérés par le FDI sont également écartés. Comme le remarquait l'association IRIS dans son communiqué de presse du 7 juillet 2000 [23], le principal intérêt de la configuration actuelle du FDI tient précisément au fait d'avoir évité les principaux écueils contenus dans les propositions initiales d'Isabelle Falque-Pierrotin. La limitation des prérogatives du FDI à la simple mission de créer un espace de concertation, d'accroître l'information du public et de favoriser la coopération internationale sur les enjeux liés au droit de l'internet, peut naturellement susciter un doute sur l'intérêt d'un tel organisme. Au vu de l'importance, de la complexité et de la rapide évolution de ces enjeux, cette mission devrait pourtant largement suffire à justifier son existence. Néanmoins, le bilan du FDI après plus d'un an d'existence suscite un réel scepticisme quant à ses capacités à mener à bien un tel objectif. En effet, suite à un démarrage plutôt prometteur illustré par les 350 contributions au forum d'ouverture, les thèmes de discussion suivants n'ont jamais suscité plus de quelques dizaines de messages. A cet égard, le choix des thèmes abordés n'est peut-être pas étranger à la faible fréquentation des forums ouverts par le FDI. Dès son démarrage, celui-ci a en effet fortement déçu les attentes des internautes en refusant d'ouvrir un forum sur le projet de loi sur la "société de l'information". Certains sujets abordés par le FDI portant notamment sur l'internet et les mineurs et sur la surveillance au travail, ont en outre déjà été traités par d'autres organismes comme la CNIL. Enfin, l'absence de forums sur les enjeux juridiques de l'internet à l'échelle internationale, et plus particulièrement au niveau européen où des décisions importantes se prennent, est doublement surprenante en raison de la gravité et de la complexité des problèmes posés d'une part, et des missions officiellement assignées au FDI d'autre part. Au vu de ces différentes observations, il paraît finalement légitime de s'interroger sur le bien-fondé de la dotation publique annuelle de 1,1 million d'euros attribuée au FDI pendant trois ans [24]. Conclusion : A quoi sert le FDI ?Dans la mesure où la notion de corégulation peut être considérée comme un avatar de la gouvernance transposé dans l'univers du droit, l'analyse d'un organisme comme le FDI au prisme de cette dernière notion permet de mettre en évidence son inscription dans une logique de retrait de l'Etat au nom du principe de légitimation par l'efficacité et au détriment de la légitimité démocratique qu'une quête illusoire de consensus et de représentativité ne permet pas de compenser. Néanmoins, son absence de pouvoir contraignant lui permet d'écarter le reproche de démembrement des prérogatives de l'Etat sans remettre en cause la légitimité de sa mission officielle de participer au renforcement du débat public sur les enjeux juridiques de l'internet. Pourtant, la relative déception provoquée dès son démarrage par le refus du FDI de répondre aux attentes des internautes en ouvrant un débat sur le projet de loi sur la "société de l'information", n'est peut-être pas totalement étrangère à la désaffection très rapide pour ses forums de discussion. Ce dernier constat nous amène par conséquent à nous interroger sur l'utilité réelle du FDI. Il serait en effet logique de déduire de ce qui précède qu'il ne sert pas à grand chose. Mais la réalité n'est peut être pas aussi simple, surtout si l'on se demande qui peut éventuellement tirer profit de son existence. A cet égard, l'un des intérêts du FDI ne serait-il pas de cautionner de manière insidieuse - indirectement, par défaut, en creux - l'action des pouvoirs publics, en cherchant à attirer vers lui l'attention des acteurs potentiels du débat sur les enjeux juridiques liés au développement de l'internet, tout en leur refusant la possibilité d'aborder les aspects les plus polémiques de ce débat. De la même manière, une autre conséquence non négligeable de l'existence du FDI n'est-elle pas de restreindre les marges d'action de ses membres plus ou moins liés à ses décisions, ainsi que celles de ses non-adhérents qui se trouvent du même coup à l'écart d'une instance de délibération et d'une tribune aspirant à jouer un rôle de plus en plus important ? Finalement, dans quelle mesure la création du FDI n'est-elle pas motivée par la volonté des pouvoirs publics de créer une entité indirectement contrôlée par eux-mêmes, faisant office de porte-parole quasi officiel de la "société civile" à défaut de relayer l'ensemble de ses préoccupations et de pouvoir la représenter dans toute sa richesse et sa diversité ? Répondre de manière définitive à toutes ces questions relève assurément de la gageure. Mais ne serait-il pas encore plus déraisonnable de les éluder ? |
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